Tata Oulan, le rappeur provoc’ du Kirghizistan

EURASIA NET

By Neït Chenkkan

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Debout sur scène devant les symboles de l’Etat kirghiz, portant le costume et le couvre-chef en feutre de Manas, héros de l’épopée traditionnelle, qui masque le haut de son visage, un homme lance d’un ton de défi, en rythme : « Qu’est-ce que l’Etat a donné à ses fils en vingt ans ? Ils ont fait fi du bon sens, ils ont fait du business. De quoi ont besoin mes Kirghiz ? Vous êtes musulmans, vous avez besoin de la foi ! De quoi ont besoin mes Kirghiz ? D’une langue kirghize pure ! C’est cela qu’il nous faut. »

La chanson s’intitule De quoi avons-nous besoin ?, et le chanteur masqué se nomme Tata Oulan (Oulan Kalybekov à la ville). Il est l’un des interprètes les plus novateurs et provocateurs du Kirghizistan. Certains le trouvent nationaliste, mais même s’il défend des positions bien affirmées dans ses chansons, il ne se mêle pas de politique. Sa force, c’est de savoir mieux que tout autre combiner le chant traditionnel kirghiz et la musique pop russe ou occidentale. Ses refrains, qui critiquent les mœurs occidentales, la façon de se vêtir et le mode de vie non musulman, trouvent un large écho.

En dehors de la scène, Oulan est beaucoup moins agressif que dans ses clips. A 31 ans, il a des yeux brillants et s’exprime dans un très bon russe, très littéraire. On le qualifie souvent de rappeur, une définition qui ne lui convient pas, et avec laquelle les rappeurs de Bichkek [la capitale du Kirghizistan] ne sont pas non plus d’accord. Eux s’inspirent du style américain et russe, tandis qu’Oulan s’appuie sur la tradition des bardes kirghiz, qui se reconnaît à la monotonie du rythme et au soin apporté aux vers.

« Nos chanteurs du peuple s’accompagnent exclusivement au komuz [instrument à cordes évoquant un luth]. Moi, je prends les mélodies kirghizes et je leur confère un rythme scandé, ce qui crée un style tout à fait nouveau, un genre à part. » Cette façon de combiner les cultures, il la doit sans doute à son histoire personnelle : il a grandi au Kazakhstan, à Almaty, dans une famille d’artistes laïques, et a étudié le jeu d’acteur à Moscou, au prestigieux cours Chtchepkine. Il cumule les talents, puisqu’il écrit lui-même ses textes, met en scène ses clips, est son propre producteur et agent. En la matière, il ne manque pas d’idées. Mais il assure que le masque qu’il porte sur scène et lors de ses interviews télévisées est pour lui une question de principe : « Je ne veux pas que les louanges me détruisent. Grâce au masque, personne ne peut me reconnaître. » Il finit toutefois par concéder avec un sourire : « Quand je me suis lancé dans ce métier, j’avais besoin d’un signe distinctif pour me faire remarquer. Qu’on le veuille ou non, je suis dans le show-biz. »

Le succès de Tata Oulan s’explique autant par ses qualités artistiques et son savoir-faire médiatique que par son traitement de sujets de société brûlants, qui ont fait de lui un véritable phénomène culturel. Il assure que ce qui domine dans ses chansons, c’est l’aspect spirituel. Il est un adepte engagé du Tablikhi Djamaat, un mouvement de renaissance de l’islam. Beaucoup estiment que ses prises de position sont rétrogrades et misogynes. Il promeut ardemment la nécessité pour les femmes de se couvrir la tête, une question qui se pose avec acuité dans le Kirghizistan actuel. Dans l’une de ses premières chansons, en russe, intitulée Frères musulmans, il dénonce « l’Europe dépravée » qui « défend les droits des minorités sexuelles, augmentant la masse des communautés anormales ».

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Son rapport à la langue kirghize reflète le zèle des nouveaux convertis. Sa langue maternelle est le russe ; enfant, à Almaty [au Kazakhstan], il a fréquenté une école russe ; il a étudié le kirghiz plus tard, en autodidacte. Il se souvient de cette époque : « Afin d’apprendre la langue de mon peuple, j’ai commencé à lire Manas, l’épopée kirghize qui est devenue, depuis l’indépendance, une sorte d’idéologie d’Etat. Je n’avais jamais parlé le kirghiz, du moins jamais correctement, et j’étais incapable de l’écrire. Mais après avoir lu Manas, j’ai aussitôt commencé à écrire. » Il est aujourd’hui un défenseur acharné de cette langue. Pour autant, il réfute les accusations de nationalisme : « Si tu es kirghiz, tu dois connaître ta langue. Sinon, comment peux-tu avoir des papiers d’identité qui mentionnent que tu es kirghiz ? »

Ses chansons traitent essentiellement des crises. En cinq ans, le Kirghizistan a connu deux révolutions et reste marqué par les sanglants affrontements interethniques de juin [2010] à Och [entre Kirghiz et Ouzbeks]. Malgré ces tragédies, Tata Oulan reste optimiste. « Tout ce qui arrive se produit par la volonté d’Allah. Mais un jour viendra où une nouvelle génération arrivera au pouvoir, et les choses se normaliseront. »

http://russian.eurasianet.org/node/59164

 

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